Quand la violence fait partie des risques du métier.

Gilles Riou. 7 décembre 2020. Quand la violence fait partie des risques du métier : une réflexion sur l’actualité. La déontologie n’est pas une option. Le dialogue non plus.

Capture d'écran Twitter : vu à la manifestation contre la loi sécurité globale

Capture d’écran Twitter : vu à la manifestation contre la loi sécurité globale.

À première vue, la photo provoque une vive colère en moi. Des « charognards », c’est le terme qui me vient. C’est ma réaction instinctive : celle dont je dois me méfier, justement.

Et puis j’ai repensé aux journalistes que j’ai côtoyés pendant près de dix ans, dont ceux que j’ai débriefés après la tuerie de Nice. Et aussi à histoire de la petite fille brûlée au napalm*, et à celle du vautour**.

Voilà ce que je peux en dire, en quelques mots, du point de vue du psychologue.

Les journalistes font un métier qui les exposent à deux grands risques psychosociaux : les exigences émotionnelles et les conflits de valeurs. Risques qu’ils partagent, quoi que différemment avec les avocats, les soignants, les policiers, les psychologues…

Le premier, c’est l’enjeu de maîtrise des émotions éprouvées face à des situations exigeantes émotionnellement. Prendre du recul, discerner en toutes circonstances, garder son calme, ne pas se laisser embarquer font partie des exigences et des difficultés.

Pour ces métiers, c’est le quotidien. À la longue, ça intoxique. Une bonne partie des interventions des psychologues dans le travail porte là-dessus. Encore faut-il en avoir conscience, car les émotions sont une drogue qui altère le discernement, emprisonne l’esprit et le corps et fait parfois justement éviter les psychologues en question !

Le second risque, c’est le conflit de valeurs. C’est notamment ce qui écartèle entre « son » devoir et « le » devoir et dans le cas précis de cette photo, entre faire son métier de reporter d’images et protéger une personne en danger ; quelle qu’elle soit. Face à l’impossibilité de résoudre ces questions, le risque de suicide est réel***. Aucune déontologie ne protège complètement de cela, tout au plus c’est un guide, une ligne de vie, et c’est déjà pas mal. Aucun psychologue non plus, malgré le soutien que nous pouvons apporter. On fait face au conflit de valeurs dans et par le cheminement intime, la mesure de sa responsabilité, la place d’une réflexion et d’un soutien au sein d’un collectif, la confiance, enfin, qu’une société manifeste dans la mission par les moyens qui sont confiés.

Et le plus violent à vivre n’est alors pas la situation, mais le jugement que d’autres, n’ayant pas réellement de quoi juger, portent sur la personne. L’indignation veut des têtes, toujours. La détresse, c’est d’avoir à porter ce poids seul, isolé, sans pouvoir s’expliquer, sans pouvoir se défendre, sans pouvoir non plus être justement sanctionné – car la sanction peut sauver – si tel doit être le cas.

Tout cela n’est pas nouveau, relisons Socrate ou Hugo et surtout, prenons du recul et appuyons-nous sur cette phrase que j’utilise souvent dans les formations que j’anime : « Faire face à de la violence sans être préparé, c’est devenir violent à son tour ».

Journalistes et policiers sont aujourd’hui violemment mis en causes, dressés les uns contre les autres, pris dans une spirale dont aucun de ces métiers ne sortira gagnant ni grandi. Si chacun doit faire face à ses responsabilités individuelles et collectives, c’est surtout en sortant du piège de l’anathème ou du déni que l’on peut espérer restaurer la confiance.

Cela nécessite du courage, et un peu de métier aussi, pour permettre aux artisans du dialogue de se rencontrer. La déontologie de ces métiers n’est cependant pas une option, mais bien une exigence démocratique des plus actuelles.

Kim Phuc, « la petite fille au napalm » photographiée au Vietnam il y a 47 ans, se raconte dans « Sauvée de l’enfer » (francetvinfo.fr)

** « La fillette et le vautour » : le photographe sur le banc des accusés (nouvelobs.com)

*** Kevin Carter, le photographe de la fillette et le vautour s’est suicidé. Le taux de suicide chez les soignants et les policiers est significativement plus élevé que dans le reste de la population et ces facteurs de risques psychosociaux font partie des éléments qui peuvent le plus entrer en jeu dans ces gestes.